Extrait de roman :
"Pas grand-chose"


Pas grand-chose
Premier roman.
Publié aux éditions Luce Wilquin, août 2010.
Extrait : pp. 30-36


Ne cherchez plus la caméra cachée quand une
aventure stupide vous arrive. Ce n’est pas

une blague : notre vie est une comédie !


Blanche Grelot
VI
Un gars, plutôt mignon, entre dans le train en même temps qu’une mère et ses jumeaux. Deux banquettes vides à gauche : la mère s’en empare en vitesse, installe ses mouflets – dix ans maximum – en vis-à-vis. Ceux-ci n’attendent que l’instant où ils seront à nouveau libres. Soudain, alors que les deux gamins ne bougent pas, la mère vocifère, faisant sursauter tout le wagon : « Kevin, Dylan, z’avez pas intérêt à moufter, sinon z’aurez des nouvelles de vot’ père ce soir… » En traduction française, cela signifie que les deux enfants n’ont pas hérité de la mère la plus conciliante du monde et que le père ne vaut sans doute guère mieux. Les jumeaux en sont conscients car maintenant ils osent à peine échanger un regard.
Puis, soudain, c’est le drame : un sourire de part et d’autre de la banquette, un « Kévin et Dylan, si ça continue, je vais m’attaquer sur vot’ tête », digne des plus touchants sketches comiques et une paire de gifles qui surprend tout le wagon et les deux mômes. Ils connaissent leur mère, mais ce coup-là, ils ne l’ont quand même pas vu venir.
Pris d’un désir de justice qu’il ne peut réprimer, le jeune homme assis à droite tente de calmer la mère et de la raisonner : « Mais enfin, Madame, ils n’ont rien fait vos enfants, ils ne gênent pas » En réponse, il se prend en pleine figure « Vous avez des gosses, vous ? ». Hochement de tête négatif et gêné du jeune homme. Ricanement de la mère : « Ben alors vous permettez pas de m’dire comment que je dois élever les miens ! » Pour peu, on se croirait dans une pièce comique. Certains passagers cherchent la caméra, ne la trouvent pas et se rappellent que ça peut aussi être ça, la vraie vie.
 Sur la banquette de droite, le jeune homme qui s’est permis la remarque jette un regard amusé et complice à sa voisine d’en face. Elle ne réagit pas, parait absorbée dans ses pensées. Elle regarde dehors, comme hypnotisée par le paysage mouillé alternant les champs et les usines. Les champs et les usines : comme si les hommes avaient voulu montrer que depuis toujours leur cœur balance entre un retour élémentaire à la terre de leurs ancêtres et les découvertes scientifiques de leurs enfants. Drôle de représentation du temps que ce paysage, il pense. Il la regarde à nouveau : il ne peut pas comprendre qu’elle préfère rester seule, alors il tente une approche :
-         Mademoiselle, vous vous appelez comment ? 
Pas de réponse. Il insiste :
-     Vraiment, je serais très touché si vous me disiez votre nom.
 Les deux yeux clairs restent rivés sur le paysage. Il ne peut déterminer leur couleur. Si elle se décidait à dissocier son regard du dehors, elle verrait sans doute qu’il l’observe. Alors elle mettrait un terme à son indécision : la couleur de mes yeux n’est pas fixe, ils changent de teinte selon mon humeur, le temps… Par exemple, lorsque je suis malade, ils sont bleus. Par contre, lorsque je râle, ils… Mais, comme elle ne bouge pas, il poursuit sa contemplation. Elle est jolie : ce qui le frappe d’abord, ce sont les mains fines posées maladroitement sur la tablette, à la recherche d’un contact avec ce monde, un simple contact. Des mains sans bijoux, mais des bijoux en soi. D’accord, elle a un teint d’hôpital, mais deux pommettes rouges trahissent la fraicheur de ce début d’été pourri et ses fines lèvres vermeilles rehaussent son visage rond. Des cheveux châtains très fins encadrent ses traits de manière aérienne, une pince-papillon bleue retient le côté gauche de sa ligne imparfaite. Une chance : elle ne porte pas de maquillage. Le jeune homme déteste les filles maquillées, sans doute car en se contrefaisant de la sorte, elles ne sont plus tout à fait réelles.
Il vient seulement de remarquer le grain de beauté sous son œil droit, juge que ça renforce sa beauté. C’est certain : il ne la connait pas, mais il est en train de tomber amoureux.
Alors, il tente une seconde approche, gestuelle, cette fois. Il pense un instant se saisir d’une de ses mains, mais il a bien trop peur de la profaner. Depuis cinq minutes, il joue avec la bouteille d’eau qu’il a achetée avant de monter dans le train. Il ne sait pas pourquoi il fait ce geste, c’est machinal. Puis ça le calme. Va comprendre pourquoi il est nerveux, ce doit être cette fille. Il sent qu’elle lui échappe, mais il ne sait pas se l’expliquer. Il ne comprend même pas pourquoi il a la sensation qu’elle lui a appartenu, ne serait-ce que quelques secondes. Il ne la connait pas.
Il joue donc à faire passer sa bouteille d’eau d’une main à l’autre. Parions qu’il va « malencontreusement » la lâcher et qu’elle va rouler jusqu’aux pieds de la jeune fille. Voilà, la bouteille vient de tomber. Seulement, bravant toutes les lois de physique élémentaire que le jeune homme pense maîtriser, elle n’échoue pas aux pieds de la jeune fille, mais bien de l’autre côté du train devant les bottes rembourrées de fourrure synthétique de la mère des jumeaux. Qui ne fait ni une, ni deux, s’empare de la bouteille, la tend à l’importun en le regardant dans le blanc des yeux et en lui aboyant au visage : « Finalement, z’aviez raison, y’a plus chiant que mes gosses dans ce train ! ».
Rageur, il lui arrache la bouteille des mains, retourne à sa place et se dit que cette mijaurée aux yeux clairs commence sérieusement à lui sortir par les trous de nez. Non, mais, pour qui elle se prend ? Je ne demande pas grand-chose : même un signe, un mouvement, qui me démontrerait que j’existe à ses yeux
 C’est ce moment précis qu’elle choisit pour se faire remarquer et le remarquer par la même occasion. Il rumine dans son coin, semble ne pas faire attention à elle. Ça lui plait, à elle, qu’on ne lui prête pas attention. Depuis quelques heures, Blanche se rend compte qu’elle gagne à être une Autre. Elle le regarde attentivement et le trouve beau. En soi, il n’est pas très différent des autres garçons qu’elle a déjà aimés : plutôt mince, cheveux foncés en bataille et barbe de deux jours, yeux bleus-gris et regard torturé. Elle aime bien les regards torturés, même si elle sait par expérience que c’est synonyme d’aventure compliquée.
Mais le destin vient à son secours : le train ralentit, finit par s’arrêter. C’est son arrêt, le jeune homme se lève, ne la regarde plus. A quoi cela servirait-il ? Il ne la reverra pas. Pourtant, une fois sur le marchepied, il ne peut réprimer un coup d’œil vers sa banquette. Trop tard : elle a déjà replongé ses grands yeux tristes dans le paysage, et elle se dit qu’il y a mieux que cet arrêt « usines » pour une aventure.
  
« Le maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait 
que tout ce qui nous arrive de bien de de mal

ici-bas était écrit là-haut »


Diderot, Jacques le fataliste et son maître.
 
VII

 
Il y a vingt-trois heures exactement que Blanche Grelot a tué un homme, ou du moins est intimement convaincue de l’avoir fait. En ce moment, la jeune femme rentre chez elle. Elle cherche ses clés dans la poche de sa veste, ne les trouve pas tout de suite, se dit Manquait plus que ça, est secouée par un haut le cœur de désespoir et ne peut empêcher des larmes de rage avant de réaliser que ses clés sont dans la poche de son jean.
Un coup d’œil dans le miroir du hall. Elle pense : « Quelle tronche, ma pauvre fille, si on te voyait ainsi, on croirait presque que tu es dépressive ». On le serait à moins : en vingt-quatre heures à peine, elle a tué un homme, s’est ridiculisée aux yeux de son fantasme, s’est vu « proposer » une mutation forcée et enfin est passée, sans même s’en rendre compte, à côté d’un rendez-vous canon. Vraiment, il n’y a pas de doute : cette fille vit un parfait bonheur, une vie normale, tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Mais après tout, qu’importe ? Blanche est habituée à ce genre de déboires. Habituée à tout… sauf au meurtre. Elle ne pensait jamais tuer un homme. Qui y penserait d’ailleurs ? Sa mère, sans doute. Mais elle fait partie des Mieux, ce qui explique déjà en partie son geste. Chez les Grelot, l’accident de voiture est une tare familiale. Mais Michel Grelot n’était pas seul dans la voiture, ce dimanche-là, il ne s’est pas tué dans cet accident. Elle l’a tué. Son père était bien trop mou pour provoquer quoi que ce soit. Même la mort a besoin d’énergie pour se produire. L’humour – son père n’en manquait pas, malgré son aphasie, ce qui le sauvait légèrement de l’inconsistance existentielle totale -  ne suffit pas.
Sarah Grelot a tué son mari. Blanche en est persuadée et elle se sent responsable de n’avoir rien tenté pour rétablir la vérité. D’accord, son père était un mollusque, mais elle lui devait quand même bien ça.
En y réfléchissant, tout s’explique : l’accident qu’elle a provoqué, c’est son châtiment pour sa lâcheté. Et sa rédemption passe par l’Afrique. Cette idée trotte dans sa tête depuis qu’elle est montée dans le train. Blanche n’arrive toujours pas à se convaincre que ce choix de vie est le bon, mais elle s’est mis en tête que sa rédemption passerait par son chef de service, Giuseppe Magrange. Et la seule fois où le bellâtre décide de voler à son secours, il ne fait rien de mieux que de lui proposer une retraite en terre inconnue.
Blanche n’est pas croyante, elle se le répète d’ailleurs trois fois par jour pour s’en assurer. Pourtant, elle croit que les évènements fous de cette journée ne se sont pas déroulés par hasard. Selon elle, ils sont un signe du destin. Et, si elle ne croit pas en Dieu, elle croit au destin. A 16 ans, elle a lu comme beaucoup Jacques Le Fataliste et son maître et elle est devenue son disciple : « Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal ici-bas est écrit là-haut », se répète-t-elle à chaque contrariété. Il faut bien reconnaitre que cette croyance lui a permis d’avancer dans la vie malgré les multiples embûches qui se sont dressées sur sa route.
Alors, si le destin exige qu’elle aille en Afrique, elle le fera. Histoire de régler leur sort à tous ces démons qui empoisonnent ses pensées. Qui sait, les stéréotypes disent peut-être vrai : un marabout là-bas aura la faculté de la désensorceler.

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