Nouvelle : "L'empreinte sanglante"

(Automutilation de citrouille, survenue aussi étrangement que ce texte)

L'empreinte sanglante

Nouvelle écrite dans le cadre de l'atelier d'écriture mené au Collège Notre-Dame de Bon Secours (Binche), sur une proposition de ma fabuleuse comparse d'atelier, Anne Verhaeren !  Pour l'anecdote, cela nous a valu un bon gros fou-rire en atelier... élèves compris.

Sujet imposé : intégrer dans le texte "L'empreinte sanglante...".


L'empreinte sanglante.


22h. On sonne. Enfin ! Je commençais à désespérer seul derrière ma porte. La récompense pour qui oserait braver ma sonnette tonitruante était prête depuis trois jours. Évidemment. Ce n'est pas le genre de cadeau surprise qui se conçoit sur un coup de tête. Ça demande réflexion. Préparation. Élaboration.
            Mais ça y est ! Les récompenses sont là, bien là, tout simplement déposées dans un plat, sur l'appui de fenêtre à côté de la porte d'entrée. Ils peuvent venir, j'ai de quoi les accueillir en bonne et due forme.
            Le décorum est prêt aussi : des mois que je fais des acrobaties en sortant de chez moi pour éviter de briser ces toiles d'araignée que ces demoiselles à huit pattes ont eu la bonté de tisser sur mes terres. Pierre, mon ami fossoyeur m'a gentiment prêté ses services pour ajouter une touche lugubre au décor : quelques pierres tombales ou croix provenant de concessions abandonnées. Le décor posé, il ne manquait plus que les acteurs. C’est chose faite. Le rire satanique de la sonnette m’annonce que le spectacle peut commencer. J’en jubile déjà.

21h. Alors que j'attends patiemment les acteurs de ma petite sauterie, je me remémore les étapes de ce délire qui m'habite depuis trois jours. Certains élaborent des projets de toute une vie. Celui-là ferait désormais partie de la mienne. Quelques heures plus tôt, je suis allé chercher le matériel, je l'ai installé dans le parc. Quelques pierres tombales prêtées par mon ami Pierre, fossoyeur de son état. Des citrouilles patiemment évidées et sculptées par mes soins. J'étais, je l'avoue, particulièrement fier de celle placée sur le seuil qui vidait son estomac peu gracieusement sur les marches de l'escalier. Bref, quelques heures plus tôt, je m'étais affairé avec soin pour mettre tout ce décor en place, tout en évitant de rompre les toiles d'araignées que ces demoiselles à huit pattes avaient eu la bonté de tisser dans le parc qui encercle mon manoir.

20h. Je suis assis devant la télé. C'est l'heure du JT en France, je zappe. Les infos françaises ne m'intéressent pas. Pourquoi m'intéresseraient-elles d'ailleurs ? Ces gens et moi ne faisons pas partie du même monde.
            En zappant, je finis par tomber sur un film d'horreur qui vient de débuter sur la chaine privée. Ça, ça m'intéresse ! C'est toujours amusant de découvrir comment les externes imaginent cet univers. Après deux minutes de film, je suis mort de rire. C'est pathétique – risible – tellement c'est mauvais ! Mais c'est instructif aussi : je tiens mon énigme de la soirée. Il était temps : avec la montagne de travail qui m'a occupé ces derniers jours, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. C'est pourtant un moment à ne pas manquer pour les gens de ma trempe... Et l'énigme y est pour beaucoup dans la réussite de cette soirée...

19h. Assis sur le lit, face au miroir de la penderie centrale de la chambre, je contemple mon déguisement, fier de moi. Lorsqu'on revêt pareil accoutrement, on ne sait jamais si les efforts dépensés pour assurer le décorum auront payé. Un déguisement trop élaboré n'est pas crédible, il donne envie de pouffer au premier regard. A l'inverse, un simple accessoire ne suffit pas à déclencher un imaginaire. Mais là, en me contemplant dans la glace, je sais que c'est gagné : des pieds à la tête, je suis crédible. Les enfants pourront s'en donner à cœur joie – enfin à cœur tristesse, ce qui est du pareil au même, vu les circonstances.
            Je me lève du lit, tourne sur moi-même. Dernier regard de satisfaction extrême renvoyé par le miroir. Faisons-nous plaisir, profitons de cette grâce : ça n'arrive qu'une fois par an, tout de même !

22h. On sonne. Enfin ! Je commençais à désespérer seul derrière ma porte. Depuis plusieurs années, je prépare cet évènement qui consiste à ouvrir la porte de mon manoir, en cette soirée d’Halloween. Plus une goutte d’huile depuis dix ans afin que les gonds crient, plus un seul époussetage ni passage d’aspirateur afin que le manoir apparaisse aux enfants sous ses plus beaux atours. Ce soir, en contemplant leurs mines effarées, je saurai si mes efforts ont payé. Par la même occasion, je découvrirai si mon sacrifice familial (depuis que je n’entretiens plus les lieux, ma mère refuse de mettre un pied chez moi) – mais en est-ce véritablement un ? – en valait la peine.

22h01. La porte diffuse son grincement sordide dans tout le parc. Je n’avais pas pensé à ce détail sonore : les pierres tombales de mon ami Pierre constituent d’excellentes tables de résonance… L’atmosphère est sinistre. J’en frémis de bonheur.
Tout à mon extase, je ne m’attarde pas immédiatement sur le gamin qui est devant ma porte. Seul. Tout sourire. A peine déguisé. A vrai dire, quand je commence à le regarder, je remarque qu’il n’est même pas déguisé du tout. Il porte un short bleu en mousse, du style de ceux qu’on portrait avec acharnement dans les années ’70. Son buste, quant à lui, est recouvert d’un simple t-shirt. Une sorte de marinière lignée rouge et blanche. Ma première pensée est de lui proposer de rentrer : vu la température qui doit avoisiner le zéro, il doit geler dans son accoutrement. Puis, je me ravise. Avec tous ces bruits qui courent, ce ne serait pas bien vu de faire entrer un petit garçon dans son salon, même si mes intentions sont tout ce qu’il y a de plus honnête.

22h05. En même temps, j’ai pitié de ce gamin, mais si j’en juge son visage rayonnant, je pense qu’il se moque de mon tracas. Il a bien les joues rougies qui font ressortir son petit nez en trompette, mais hormis ce signe, rien ne permet de supposer qu’il a froid. D’ailleurs, il s’empresse de me sortir de mes élucubrations en répétant, sur un ton plaintif :
-         Des bonbons ou un sort.

Je ne sais pas expliquer pourquoi, mais quelque chose me dérange dans cette scène. Est-ce le ton plaintif que ce gamin emploie alors qu’il affiche un large sourire ? Est-ce son déguisement qui n’en est pas un, mais qui finalement m’interpelle plus que s’il était déguisé en vampire sanguinolent ? Quoi qu’il en soit, je me lance. Il ne sera pas dit que j’aurai préparé tout cela pour rien !
-         Bonjour, gamin. Je t’attendais. Et je t’ai préparé une petite surpriiiiise. Mais pour la mériter, tu dois passer une épreuve… Ce n’est pas le tout de venir sonner à la porte des gens déguisé…

Je m’arrête net. J’avais répété mon discours, mais là je bloque. Évidemment, ce gamin n’est même pas déguisé ! Qui l’eût-cru ? Oser quémander des bonbons un soir d’Halloween alors qu’on n’honore même pas sa part du contrat. Il mériterait que je le renvoie chez lui les mains vides, tiens.

Devant ma porte, le gamin continue de me fixer avec son grand sourire. Pour tout dire, il commence à me mettre mal à l’aise. Puis, soudain, il me balance :
-         Chuis pas déguisé.

D’habitude, j’ai le sens de la répartie. Surtout face à ce genre de petit morveux. Je risque :
-         Ca, je l’avais deviné. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi on te donnerait des bonbons, vu comme tu t’es foulé…

Du tac au tac, il me répond, toujours en souriant :
-         Parce que sinon je vous jette un sort. Et je ne pense pas que vous en ayez tellement envie…

La première surprise passée, je me dis qu’il commence à m’amuser, ce gamin.
-         Brrr, j’ai peur ! Tu vas me faire quoi : me lancer une boule de chewing-gum dans les cheveux, me faire manger des asticots, m’asperger de ketchup ?
-         Non, j’ai bien mieux. Vous êtes écrivain, non ? Ne démentez pas : je l’ai lu dans le journal ! Je sais que chaque année vous accueillez les enfants en les obligeant à passer une épreuve. Vous leur donnez une énigme, soi-disant compliquée, et s’ils la déchiffrent, ils ont droit à d’affreux macarons faits maison qui empestent les produits naturels. Vous vous déguisez en type banal, histoire qu’on ne vous reconnaisse pas d’une année à l’autre et puis vous louez une bicoque abandonnée pour mettre en place ce que vous appelez le « spectacle de l’année ». Ben je vais vous dire, votre « spectacle de l’année », il sent le moisi ! Comme vos macarons, d’ailleurs. Et vous pouvez vous les garder… Par contre, moi aussi je vous mets au défi : tout écrivain que vous êtes, seriez-vous capable d’écrire un texte sur Halloween qui ne soit pas un stéréotype du genre avec du sang, des citrouilles et des toiles d’araignées ?

Son venin lâché avec le sourire, le gamin me laisse pantois sur le pas de la porte. Puis il se fraie un chemin dans le parc en dégageant les toiles d’araignée d’un revers de la main et en escaladant tout guilleret les pierres tombales. Comme si cela ne suffisait pas, il ajoute, avant de disparaitre dans la brume :
-         Ah j’oubliais, pour l’an prochain : laissez tomber les pierres tombales et les toiles d’araignée ! ça aussi, ça craint !

Ce n’est que lorsque je referme la porte que je réalise ce qu’il vient de se passer. Je peste. Depuis des semaines, je préparais cette soirée. Quoi qu’en dise ce gamin, j’avais même changé mon concept d’énigme. Ce soir, si tout s’était déroulé comme prévu, j’aurais donné une phrase aux gamins. Et je leur aurais demandé d’en faire une histoire. Une histoire qui ferait peur. Très peur.
Preuve de ma bonne volonté, j’avais même échangé les macarons contre des pieds de cochon. Ils gisaient dans le plat, sur l’appui de fenêtre à côté de la porte. Ca pour être une surprise, ça aurait été une surprise ! Depuis des mois, je riais tout seul d’imaginer leur tête.

Dépité, je regagne le fauteuil. J’ai perdu mon enthousiasme légendaire, j’ai gâché mes temps libres. J’ai même dépensé toutes mes économies pour des pieds de cochon qui commencent à sentir la bête crevée… Tous ces sacrifices pour rien. Dans un dernier sursaut d’humanité, je saisis la télécommande de la télé. Et ne l’allume pas.
Soudain me revient à l’esprit la phrase que je comptais donner aux gamins en guise d’épreuve « l’empreinte sanglante d’un pied nu, la suivre au long d’une rue… ». Alors c’est l’illumination. Je lâche la télécommande de la TV, saisis un crayon et me mets à griffonner frénétiquement tout ce qui me passe sous la main.
Les mots s’agencent, les phrases s’entremêlent pour créer du sens. En moins de temps qu’il faut pour le dire, j’écris une histoire qui fait peur. Moi qui n’ai jamais écrit que des récits à l’eau de rose, je découvre avec délice ce genre nouveau. Entretemps, Sarah sort de la chambre. Elle est ravissante dans sa nuisette en satin. Elle me dit : « Ils sont partis, je peux venir ? Je ne te dérangerai pas dans ton travail ». J’acquiesce « Mais bien sûr que tu ne me déranges pas ma chérie, viens là. Tu sais bien que j’écris mieux quand tu es près de moi ».
Tout en serrant ma femme contre moi, je me délecte en brossant le portrait des personnages de mon histoire. Ce sera l’histoire d’un type bizarre. Un pauvre type qui vit tout seul dans un manoir qui ne lui appartient même pas et qui se démène comme un fou pour monter un spectacle d’Halloween digne de ce nom. Puis le gamin qui viendra sonner à la porte, il sera tout seul, non déguisé et il affichera un sourire constant tout en... Oui, c’est bien ça…
Sarah me scrute avec un sourire amusé. Elle me dit « Eh bien dis donc, ça te réussit, toi de préparer des soirées Halloween pour les enfants du quartier ! Je ne t’ai jamais vu dans une telle frénésie créative. On devrait faire ça plus souvent… ».