Nouvelle : "Walenbuiten"



Walenbuiten
Nouvelle sélectionnée (mais non primée) pour le Prix du Jeune Écrivain 2009.
Amusant de constater que ça fait plus de deux ans que je l'ai écrite et elle est toujours d'actualité !


Walenbuiten

Il est cinq heures : Bruxelles s’éveille. Pour les besoins de l’écriture, on eût apprécié que Jacques Brel le mette en musique, mais il se limita au temps où elle chantait encore, sa ville, au temps du cinéma muet. Quitte à lui donner tort pourtant, aujourd’hui elle émerge pianissimo de sa torpeur.
Sur les longs boulevards, les fenêtres du deuxième étage reprennent des couleurs. Les portes automatiques des garages balaient de leur son métallique les derniers matous qui reviennent chancelants de leurs ébats nocturnes et, à la rue de la Paille, Monsieur Rémi - le boulanger - s’applique à aligner ses pains carrés sur le dernier rayon.

A quelques pas de là, devant le palais de Laeken, sa majesté Dubus émerge… Crescendo.

Six heures trente. Accelerando. Place royale, une fourmilière anonyme se dirige d’un pas pressé et cadencé vers la bouche de métro. Elle disparait bientôt, engloutie par les profondeurs souterraines. Dans le hall de la station, l’orchestre électronique entre en scène : distributeurs automatiques à gauche – résonnement métallique de la monnaie rendue, suivi du claquement sec de la carte dix trajets –, machines à café à droite – grands slurp et pschitt qui laissent flotter un effluve vivifiant -, enfin machines avaleuses de tickets en face qui vrombissent de plaisir. Et ça s’ajoute au concert quotidien, en faisant des biiip-schlak, suivis d’un tourniquet qui s’emballe dans un bruit sourd d’engrenage. Parfois, ça se tait : on entend juste un léger glissement conclu par un coup sec d’atterrissage. Le fraudeur a sauté. Ensuite, andante d’escalator… on se laisse aller quelques secondes, tout en ménageant à droite une file pour les allegri tardifs. Une fois en bas, place au finale majestueux. La rame de métro arrive à toute vitesse dans un vacarme tonitruant. Puis soudain, tout s’enchaine : arrêt des machines, silence contemplatif qui dure à peine, ouverture des portes, sortie d’un premier flot désordonné et chargement jusqu’au trop plein du suivant. Sur la banquette d’attente, ceux qui n’ont pas réussi à entrer trépignent, soupirent et finalement gémissent. Il n’est jamais question d’applaudissements. Tous les matins, les spectateurs savent que c’est une œuvre qui se trame en plusieurs mouvements. D’ailleurs, le deuxième se joue déjà : la ville engouffre la rame, laissant les tunnels résonner de contentement.

Au-dessus d’eux, Dubus passe sa main glacée sur son visage en guise de toilette matinale, étire son grand corps difforme, réordonne méthodiquement ses cheveux mi-longs, sa barbe et son chapeau et, finalement, fait quelques pas dehors.

Sept heures. Le jour se lève, mais on dirait qu’il hésite encore. Une épaisse nappe de brouillard tapisse les façades et fait glisser les pavés. D’ailleurs, un type en costard se vautre de tout son long à la sortie du métro. La foule passe au-dessus de lui, sans même un regard. Lui jure en tapotant de la main son veston souillé. Qu’est-ce que ça va changer, qu’il jure ? La ville l’a eu, comme elle en a eu des milliers d’autres. Elle doit bien se marrer, c’est tout. Car elle a le sens de l’humour, Bruxelles ! C’est quand même la seule ville au monde où un gamin pisse à longueur de journées devant les crépitements ébahis des appareils photos nippons, mais où l’on est face à un désert, lorsqu’on cherche une toilette publique. Notez qu’un champ de cabines W-C serait tout aussi étrange, je vous l’accorde.

A l’angle du parc de Bruxelles, Dubus tourne le dos à la rue et fait sa commission matinale contre le mur. Il se dépêche : le gardien s’approche de lui. S’il le voit, Dubus peut dire adieu à sa liberté. Ici, comme dans beaucoup de capitales européennes, on est tatillon sur la propreté des lieux publics. Quitte à se débarrasser de ce qui gêne.
Quand Dubus doit se dépêcher, ça le bloque. Contrarié, il remonte sa braguette et se dirige vers le Night and day de Karim en secouant dans sa poche les trois euros qu’il a gagnés hier. Dix heures dans le froid pour trois euros : Pff quelle vie… c’est pas une sinécure. Dubus soupire, laisse derrière lui l’entrée de la supérette et son système antivol qui lui procure à chaque fois des hauts le cœur. C’est pas qu’il ait jamais essayé de voler – non, ça lui ôterait le peu de dignité qui lui reste –, mais il pense aux autres, à ceux qui sont encore moins bien lotis que lui, ce qui le rend triste. A l’accueil, Karim lui rend son bonjour avec déférence. Il n’en connait pas beaucoup, lui, des clients qui viennent dépenser toute leur paie dans son magasin. A part Dubus, bien sûr. Alors il le choie. C’est son petit plaisir personnel… son petit secret aussi. Car il ne voudrait pas faire de favoritisme : la misère, il la côtoie tous les jours, mais elle est plus marquée à cause des poules qui débarquent dans son magasin. Celles que Karim appelle « les poules », ce sont ces jeunes femmes habillées chic – tailleur, maquillage discret, jambes interminables et hauts talons qui à leurs pieds paraissent confortables – et bourrées de fric qui débarquent chez lui en catastrophe parce qu’elles ont oublié d’acheter un truc hyper-méga-supra important (et de première nécessité, bien entendu) lorsqu'elles ont dévalisé les magasins la veille. Ces produits de première nécessité varient du mascara dernier cri au foie gras festif, en passant par le DVD d’une daube américaine quelconque. Depuis le temps, Karim a compris où était son intérêt et s’achalande aux deux râteliers. D’un côté les riches, de l’autre les pauvres. Il n’y a pas de raison que son magasin ne suive pas la norme. Norme dont Dubus s'apprête à faire les frais.
Comme tous les matins, notre homme est en train de détailler scrupuleusement la table des calories sur des boites de soupe à moins de trois euros. Il a choisi celles avec boulettes. Pas pour lui : il trouve qu’elles ont un goût infect. Mais son chat les adore. Le goût, Dubus s’en fout ; ce qui importe, c’est l’apport énergétique : le plus de calories, pour le moins de cents. Comme il est tout à ses calculs, Dubus ne remarque pas la poule qui est venue se camper juste à son côté et qui reproduit le même manège. Finalement, le vieil homme l'aperçoit et s’arrête de calculer, interloqué. C’est étonnant une poule qui calcule le nombre de calories, il se dit. Mais rien que de l’avoir pensé, il comprend… Non ce n’est pas étonnant : la poule s’en fout du prix ; la poule ce qui l’intéresse, c’est que ses longues et fines jambes aient l’air toujours aussi parfaites sur ses hauts talons. Alors Dubus s’accapare la boite qu’il avait entrepris d’analyser, jette un regard noir à la poule qui ne comprend pas cette acrimonie, et s’empresse de quitter ce lieu qui transpire le paradoxe. A la caisse, il vide ses poches avec amertume et emporte son maigre butin, sans répondre au salut de Karim. Bizarre, se dit le gérant, mais il est aussitôt écarté de cette pensée par la poule qui voudrait savoir si cette soupe est vraiment ultra-light, comme ils le disent dans la pub...
Entretemps, Dubus est retourné à son arrêt. De bus, l’arrêt ! Vous ne pensiez tout de même pas qu’il s’appelait réellement Dubus ? Non, ici c’est comme ça… tout le monde a droit a un surnom. C’est d’ailleurs le seul droit auquel les nouveaux venus puissent prétendre. En vrai, Dubus s’appelle Charles. Mais Charles, pour un clochard, ça sonne mal, c’est presque indécent. Alors, comme le bonhomme a pris l’habitude de squatter l’abribus à côté du Palais royal, les autres ont décidé de l’appeler Dubus. Sa majesté Dubus.

Huit heures. Une masse difforme sort de la bouche de métro et rejoint le flot des navetteurs, gare centrale. A voir comment tout ce petit monde s’agite, on pourrait croire à un jour ordinaire. Et pourtant, Madame Martin, qui tient l’échoppe juste au-dessus des quais, elle sait qu’elle a vendu ben plus de gauf’ au suc’ que d’habitude. Et elle explique : i se passe kék chose… On m’la fait pas, à moi ! Dix ans que j’bosse ici, j’ai jamais vu un souk pareil ! Depuis deux heures, ça fait que défiler, veulent tous des gaufs : bientôt j’aurai plus assez de pâte ! Non, jvous dis, c’est pas normal ! On nous cache un truc…
Elle a sans doute raison, la vieille Martin : ça sent la conspiration, ce flot ininterrompu de passagers. Même les jours de grande affluence, il y a des moments dans la journée où ça se calme. Mais pas besoin de chercher bien loin l’explication : elle se trouve juste au-dessus de la tête de la marchande de gaufres.
Le hall de la gare, c’est le point de ralliement. Pour tous ceux qui viennent de loin, du moins. Les autres ont déjà lancé le cortège sur la Grand-Place. Mais dans le hall, on n’en est qu’aux prémices. On se retrouve, on s’embrasse, on salue l’ami d’un ami, on reconnait un collègue qu’on aurait préféré ne pas remarquer, on s’ignore tant que c’est possible. Puis on s’attaque aux enfants, bien sûr de la partie. Y’a pas d’âge pour être concerné. On badigeonne leurs joues de grimages plus laids les uns que les autres, on les affuble de casquettes publicitaires ridicules et beaucoup trop grandes, enfin on leur noue une grosse écharpe en laine – qui pique – autour du cou. C’est important l’écharpe : manquerait plus qu’ils tombent malades ! Enfin, c’est le tour des parents : on positionne les gamins sur les épaules, on revêt des sacs poubelles colorés ou des manteaux publicitaires pour les plus motivés, on noue les sifflets avec une lanière autour du cou et, finalement, on saisit les bannières que certains ont parfois mis des heures à confectionner.
Le dernier train vient de débarquer ses passagers, il n’y en aura plus avant plusieurs heures. Certains disent que le pays est à l’arrêt, d’autres le prétendent en marche vers le changement. Peu importe. Madame Martin, elle, soupire : son dernier client s’enfuit en courant vers le hall, une gaufre bien chaude à la main. La vieille râle : elle n’a même pas eu le temps de la saupoudrer de sucre impalpable. A quoi ça ressemble de vendre des gauf’ sans suc’ ? Non, mais jvous jure, époque de merde… On fait tout pour lui saboter son boulot… La marchande soupire de plus belle, s’assied pesamment – les gaufres au sucre, ce n’est pas idéal pour la ligne – et lèche goulument son pouce sur lequel s’est accrochée un peu de pâte. Elle ne sait pas encore qu’elle ne verra plus personne avant ce soir : ça lui apprendra de boycotter les infos ! Là-haut enfin, quelqu’un donne le signal : tout le monde est prêt, on peut y aller…

A cinq minutes de métro de l’arrêt Gare Centrale, Dubus a rejoint son abribus. Le vieil homme semble préoccupé. D’habitude, après sa commission matinale et sa désillusion quotidienne chez Karim, Dubus est accueilli par un Pépère siégeant sur la banquette - bien au chaud - et feignant de n’être pas intéressé. Pépère, c’est son chat. Comment peut-on être chat et n’être pas intéressé ? C’est ce que Dubus se demande tous les matins en esquissant un sourire. Le sans-abri n’a jamais cru à cette fidélité désintéressée. Il sait que, s’il ne revenait pas de temps en temps avec quelque chose pour lui, Pépère se serait taillé depuis bien longtemps. D’ailleurs ce matin, pour échapper au regard méprisant de la poule anorexique, Dubus a pris au hasard une soupe sans boulettes. Rien pour son chat : logiquement il s'est barré !
Pour Dubus, ce départ est un choc. Non pas qu’il soit un fervent défenseur de la cause animale, mais parce qu’il n’a plus que Pépère. Ce chat, c’est tout ce qui lui reste de sa vie, de son ancienne vie. Il sait qu’il ne pourra pas revenir en arrière, mais ça le rassure de savoir que quelque chose le raccroche encore à cette existence-là. Pépère lui rappelle qu’un jour il a été, qu’un jour il a compté…
Avant la rue, Dubus avait fait de sa passion son métier : il était chef à l’Orchestre Symphonique de Wallonie. C’était au temps où il s’appelait encore Charles Froment. Sa carrière avait décollé le jour où Édouard De Cock, son ami depuis l’enfance, était devenu un grand violoniste. Ils avaient donné ensemble de nombreux concerts de prestige. La presse exultait : il y avait une telle symbiose entre les deux musiciens qu’en s’attaquant à n’importe quelle œuvre, la critique était unanime. Ils la revisitaient avec délice. Mais un jour de décembre – Dubus s’en souvient encore car, en arrivant à la salle de répétition, il avait glissé sur une plaque de verglas et s’était dit que sa journée commençait bien -, Édouard De Cock avait débarqué au beau milieu des répétitions avec une bouteille de champagne. Oh, bien évidemment, la bouteille de champagne en soi n’avait rien d’exceptionnel. Depuis quelques temps, les deux musiciens s’étaient habitués à la vie mondaine, avec ce qu’elle comportait d’excès. Non, ce qui avait surpris Charles ce soir-là, c’était que ce soit Édouard lui-même qui offrît cette bouteille. En plus de trente ans d’amitié, Charles ne l’avait jamais rien vu offrir. Même quand il était invité à un souper, il venait les mains vides, jugeant que sa présence seule était déjà un beau cadeau. Si l’on avait décerné à Cannes la palme du plus grand Harpagon, Édouard De Cock l’aurait sans nul doute obtenue !
Et pourtant, ce soir-là, ce ne fut pas la plus grande surprise que Charles Froment dût encaisser. Car, quelques minutes à peine après ce premier choc, Édouard de Cock – tout sourire – annonça aux musiciens présents qu’il venait de décrocher un contrat sensationnel. Il jouerait désormais, en soliste, aux États-Unis avec le New York Philarmonic Orchestra. Il partait dans deux semaines, ce qui lui laissait somme toute peu de temps pour préparer son départ. D’ailleurs, plaisanta-t-il encore, il avait failli renégocier son contrat, mais ne l’avait pas fait, de crainte que ce ne soit accepté ! Petits rires hypocrites des violons un qui auraient rêvé d’être à sa place, accolades sincères des violons deux qui n’y avaient jamais pensé. Les violoncelles boudèrent un peu, concentrés sur leurs partitions : un passage difficile dont ils ne parvenaient à venir à bout. Quant aux bois et cuivres, habitués à plus de vacarme, ils se levèrent et se mirent à applaudir. Les percussions étrangement se turent, mais la raison tomba sous le sens : il n’y avait personne derrière les timbales… Le petit dernier était malade et Madame travaillait tard : Monsieur n’avait pas pu assister à la répétition.
De toute façon, elle fut mise en standby cette répétition. Édouard sortit les coupes en plastique de son sac de sport et découvrit par la même occasion deux autres bouteilles de champagne. C’était définitif : ce jour-là n’était pas comme les autres ! Tandis qu’il trinquait avec les musiciens, le soliste ne remarqua même pas que Charles, son ami depuis toujours, s’était éclipsé. Non pas que Charles ne fût pas content pour Edouard, mais parce qu’il réalisa ce soir-là que rien ne serait jamais plus comme avant.
Il avait diablement raison : quelques semaines seulement après le départ d’Édouard, Charles reçut plusieurs annulations de concerts prévus de longue date pourtant. Les organisateurs avaient bien essayé de recruter un soliste aussi talentueux qu’Édouard - et l’avaient trouvé d’ailleurs -, mais celui-ci ne parvenait pas à entrer en harmonie avec le chef, Charles Froment, en l’occurrence. Durant plusieurs mois, de nombreux musiciens de renom se succédèrent au côté du chef, mais bientôt on réalisa que ce n’étaient pas eux qui posaient problème. Et, quand Charles lui-même finit par accepter que, sans Édouard, il ne valait rien musicalement parlant, il présenta immédiatement sa démission. Celle-ci fut acceptée et accueillie avec soulagement. Vous pensez bien : un des plus grands orchestres de Belgique en train de plonger à cause de son chef, ça faisait beaucoup jaser.
Après ce triste épisode, tout s’était accéléré. Lorsqu’on ne veut plus de vous en tant que chef d’orchestre, pas facile de se refaire une place. Charles avait bien essayé de donner des cours en académie, mais là non plus il n’avait pas brillé par son professionnalisme. On ne l’avait pas retenu après qu’il eut balancé une gifle à une gamine qui n’y comprenait rien au solfège. Charles ne pouvait concevoir que l’apprentissage de la musique puisse être compliqué : pour lui, c’était comme apprendre à marcher. C’était simple, naturel et ça devait le rester. A la limite, ça ne devait même pas s’enseigner. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la patience et la pédagogie n’étaient pas son fort !
Toujours est-il que cet entêtement le conduisit tout droit au chômage. Avec sa panoplie d’inconvénients. Mais finalement, ce fut Élise - sa femme - qui vécut le plus mal la dégringolade de la vie mondaine à la simple subsistance. Du jour au lendemain, elle commença par ne plus se laisser toucher, ensuite elle ne parla plus à Charles et finit, le plus naturellement du monde, par le mettre à la porte.
Dans leur couple, les deux amants avaient toujours tenu à se laisser une part d’autonomie : Monsieur ramenait l’argent et veillait sur son chat Pépère, Madame gérait les comptes, la maison héritée de ses grands-parents et détestait Pépère... Alors, de manière tout aussi logique, quand Madame n’eut plus à gérer les comptes, faute de provisions, elle redevint autonome en flanquant Monsieur et Pépère à la porte.

Neuf heures. Le cortège bigarré démarre enfin de la gare centrale et se traine lentement jusqu’à la Grand-Place. Les drapeaux noir-jaune-rouge flottent dans le vent qui s’est levé et a fait fuir le brouillard. Dans les groupes qui se forment, ça discute ferme, en allemand, en néerlandais et en français. Pas encore de revendications toutefois : on attend d’avoir rejoint le peloton, sur la Grand-Place. En guise de lanterne rouge, un gamin pleure en se tordant dans tous les sens : il doit faire pipi. Manneken Pis, l’association est tentante. Son père le traine à l’écart et baptise avec lui le mur d’une boutique d’art, assez justement nommée Plaisir
Quelques mètres devant, une petite fille échappe à la vigilance de sa mère, manque de se faire renverser par une grosse BM – qui ne trouve rien de mieux que de klaxonner avec rage - et se prend une gifle en prime. Elle aussi se met à pleurer.
Sans se soucier de ce couple de mômes pleureurs, le cortège disparate poursuit sa course. Bientôt, il arrive à la Grand-Place. Chacun ne peut s’empêcher de jeter un œil sur les magnifiques façades qui encadrent le cœur de la capitale. Leur grandeur éclectique subjugue les marcheurs, les impressionne, les rend minuscules. Puis enfin, la première stupeur dissipée, ils se dévisagent. Ils ne se connaissent pas, pour la plupart ; alors l’ambiance est bizarre maintenant qu’ils se rencontrent enfin. Des mois qu’ils s’écrivent sur le blog, mais c’est pas pareil. A présent, il y a des visages, des corps qui occupent l’espace et ça, ça impressionne. La tension monte, tous se demandent quand on va démarrer. Ils en ont assez de se dévisager, après les « vous avez fait bon voyage ? », ils n’ont plus rien à se dire. Pourtant, dans le train, ils avaient longuement répété la journée, leur discours aux journalistes certainement présents. Mais maintenant qu’ils sont là, c’est différent. Ils ne peuvent plus reculer et se demandent ce qu’ils sont venus faire dans ce…
Leve België ! Vive la Belgique ! Un troisième groupe bariolé débarque et les fait sursauter en scandant ces hourras sur la Grand-Place. Une impression de déjà vu, déjà vécu, en provenance de la place de la Monnaie, où plus de cent septante ans plus tard, résonnent encore les derniers accords de La Muette de Portici. Les révolutionnaires d’aujourd’hui sont animés d’autant de fougue qu’autrefois et entrainent les indécis. Enfin, la revendication prend forme et se dirige comme un seul homme vers le Palais Royal.

Là-bas, Dubus s’affole : il a beau hurler le nom de son chat, celui-ci ne revient pas. Le clochard ne sait plus quoi faire. Il tourne en rond, supplie, cliquète avec sa langue pour attirer l’animal et fait des va-et-vient nerveux entre le parc et son abribus. Ce dernier ne lui appartient plus : dès les premières lueurs matinales, il a été reconquis par les voyageurs. Reste juste, pour montrer que Dubus n’a pas encore capitulé, son gros sac de sport avec ses petites affaires, coincé dans le coin, près de la vitre que des gamins ont brisée la semaine dernière. Pour déconner.
Assise sur son banc, une mama africaine le regarde perplexe faire les cent pas. Puis, elle se risque :
  • Ça va pas, Monsieur, vous avez perdu quelque chose ?
Lui, bougon, râleur invétéré, de mauvaise humeur de surcroit, s’empresse de répliquer :
  • Qu’est-ce que ça peut vous faire, hein ! Mêlez-vous de vos affaires, vieille souris !
Et elle, sans se démonter le moins du monde et dans un français impeccable :
  • Sachez, Monsieur le roi de l’élégance, que si c’est un chat tigré gris et noir que vous cherchez, la vieille souris l’a aperçu au coin du parc avant de poser ses deux fesses sur ce banc. Et bien qu’il fût malingre, il ne sembla guère intéressé par elle… Mais bien sûr, si la vieille souris vous disait cela, ce serait ne pas se mêler de ses affaires. Donc, elle ne vous a rien dit.
  • Vous… euh… Vous avez vu Pépère ?
  • A l’autre bout du parc, il y a dix minutes… et filez vite avant que je ne vous arrache des excuses par la force !
  • Mm… merci !
Sur ce, Dubus court vers l’extrémité du parc, sans se retourner, sans même une pensée pour ses petites affaires qui gisent dans l’abribus. Arrivé là-bas, il ne peut que constater que son chat a disparu. La tête entre les mains, il se lamente de nouveau, quand il l’aperçoit au loin. Mais, comme l’animal le voit aussi, il s’empresse de disparaitre dans une forêt de jambes. Maintenant, Dubus en est convaincu : Pépère a décidé de se tailler, pour de bon ! Mais il ne le laissera pas faire. Pas après tout ce qu’il a enduré pour lui.
Dubus suit le félin à la trace, mais finit par le perdre. Pourtant la rue est déserte, à part un pauvre gars, comme lui, assis sur des cartons. Dubus s’approche, c’est Caporal Casse Pompon qui est assis à ses pieds. Il l’interroge :
  • Dis, Pompon, t’aurais pas vu mon chat, Pépère ? Il s’est taillé.
D’abord, le type le regarde avec un air surpris, puis se marre, sans parvenir à s’arrêter. Quand enfin il se reprend un peu, il lui glisse entre deux gloussements :
  • Fallait bien que ça arrive un jour… T’as vu ta tronche ? Non mais franchement, qui arriverait à vivre avec ça !
Dubus ne sait pas ce qui le retient de lui balancer son poing dans la figure. Enfin si, il sait. Caporal Casse-Pompon, aussi désagréable qu’il puisse être, est le seul qui peut l’aider à retrouver son chat. Vingt ans qu’il est là à faire la manche et à commander cette troupe de mauvais bougres : il connait la ville comme sa poche.
  • Caporal, je serais pas venu te voir, si je pensais pas que tu pouvais m’aider…
  • Faut voir. Tu me donnes quoi en échange ?
  • C’est que… J’ai pas grand-chose, moi. Tu le sais bien.
  • Tsst tsst, on a toujours quelque chose que les autres veulent. Ton abribus, par exemple…
  • Jamais ! Mon abribus ne se négocie pas…
  • Dommage, j’avais pourtant bien une idée d’où était planqué ton chat… Mais faut croire qu’il compte pas tant que ça…
  • Combien de temps ? J’veux dire, pour combien de temps, l’abribus ?
  • A vie…
  • Tu rêves là mon vieux, je préfère encore crever…
  • Un an…
  • Non, puis je croyais que tu dormais mieux sur tes cartons, moi…
  • Avant oui, mais maintenant que je vieillis… Une semaine ! Une semaine contre ton chat, c’est pas cher, hein, ça ?
  • Bon… Ok. C’est d’accord. Alors il est où, mon Pépère ?
  • Suis-moi…
Ce disant, il se lève péniblement en tenant son dos douloureux et entraine Dubus vers le cœur de la ville. Ça sent la soupe, les croissants chauds, le café, les oignons frits, les hamburgers, les pitas, le cœur de la ville. Et Dubus se souvient pourquoi il n’a jamais voulu s’installer là-bas. Une envie de dévorer un bon repas chaud lui retourne les entrailles. Il manque de tourner de l’œil.
Quand il reprend ses esprits, il ne réalise pas tout de suite ce qu'il se passe… Une foule l’entoure, le bouscule et hurle des messages que, choqué, il ne comprend pas.

Dix heures. Dans son échoppe de la gare centrale, Madame Martin réalise enfin que ce n’est pas un jour comme les autres ! Son émission préférée de rediffusions nostalgiques sur Radio Près de chez vous vient d’être interrompue par un flash info. « ... A Bruxelles, notre envoyée spéciale, Esmeralda Gonzales… Oui, Jean-Philippe, comme vous l’avez dit, la manifestation bat son plein dans les rues de la capitale. Tout le monde est de la partie : les enfants, les parents et même les animaux ! Et tous ne réclament qu’une chose : un pays uni, un pays solidaire ! Ceux qui ne croyaient plus en la Belgique aujourd’hui peuvent aller se recoucher, Jean-Philippe ! Le pays est toujours vivant malgré la crise qu’il traverse et ses citoyens comptent bien le prouver aux politiques qui ne cessent de se chamailler… C’est en tout cas le message du peuple aujourd’hui : il veut décider seul de son destin, de l’avenir du pays. La fin de la Belgique…  ». Le doigt potelé de la marchande de gaufres vient de s’abattre tel un couperet sur le bouton off du transistor. Qu’est-ce que c’est encore que ces conneries ? Vlà qu’on lui supprime son émission fétiche, maintenant… Oh, vraiment, tout va mal dans ce pays… En guise de protestation, elle recale ses deux grosses fesses dans sa chaise de jardin et s’installe confortablement pour sa sieste, bien méritée.
Au milieu de la manifestation, Esmeralda Gonzales se moque pas mal de la vendeuse de gaufres et continue son direct, à l’affût du moindre détail. C’est à ce moment-là qu’elle l’aperçoit, seul, remontant à contre-courant la foule. Lorsqu’il arrive près d’elle, la journaliste ne peut s’empêcher de l’interpeller :
  • Monsieur, monsieur… Puis-je vous demander pourquoi vous marchez dans le sens inverse ? Vous êtes séparatiste ?
  • Hein ? Séparatiste… m’en fous, moi de votre séparatisme… Je comprends rien à ct’histoire, tfasson. Je cherche mon chat.
  • Vous cherchez votre chat ?!? Mais monsieur, vous vous rendez compte que notre pays est en train de vivre un des plus grands jours de son histoire ! Un de ceux qu’on n’oubliera pas de sitôt… Oh, Jean-Philippe, il s’est enfui, mais quand je vous disais qu’aujourd’hui c’était la journée de tous les Belges : même les chats sont de la partie !
Cela étant dit, la journaliste glousse comme seules les bonnes femmes de son espèce parviennent à le faire et rend l’antenne.
Parachevant sa métamorphose en saumon, Dubus continue sa remontée à travers les manifestants. Mais il ne peut s’empêcher de songer à ce que la journaliste lui a dit. « Plus grand jour de l’histoire », j’t’en foutrai moi ! Le seul jour de son histoire que Dubus n’oubliera pas de sitôt, il est bien loin derrière lui maintenant.

Ce jour-là, Charles Froment Dubus s’était retrouvé sur le trottoir avec un grand sac de sport en bandoulière et Pépère sur les bras. Quelques années plus tôt, il avait épousé Élise Vanderbilt, fille d’un grand entrepreneur flamand, qui l’avait obligé à élire domicile dans la riche villa de campagne héritée de ses grands-parents. Ç’eût pu être un cadeau en soi, si l’endroit où se trouvait cette riche demeure n’avait été un de ces minuscules bleds de Wallonie qui, non content d’offrir peu d’avantages à ses habitants, avait en plus trouvé le moyen de se faire labelliser. Et d’attirer de la sorte tous les week-ends des centaines de cyclistes, de voyeurs pédestres et d’emmerdeurs de tout ordre. Pour le plus grand bonheur de Charles, vous l’aurez compris. Celui-ci ne voyait pas ce qui avait décidé le jury décernant ces labels : le village possédait certes quelques jolies fermes, mais à côté de cela, on y bâtissait sans logique aucune des appartements bétonnés en face de riches demeures typées. Depuis plusieurs années, on avait réduit à néant tous les commerces qui donnaient encore vie au patelin et, par-dessus tout, le lieu n’était desservi que par un bus le matin qui ramenait les écoliers vers quatre heures. C’était peu dire que Charles Froment montrait un faible enthousiasme à défendre ce soi-disant patrimoine wallon. Sans compter que le village était tellement reculé qu’il l’obligeait à parcourir des centaines de kilomètres par jour pour se rendre à ses répétitions. Mais, à ce moment-là, Charles Froment avait encore une situation et, grâce à celle-ci, il pouvait espérer un jour renverser la tendance. La tendance, en l’occurrence, c’était sa femme, Élise Vanderbilt. Tout cela pourtant, c’était sans compter sur Édouard De Cock et les nuisibles.
Les nuisibles s’appelaient Monsieur Phaléon, au numéro 15, Mademoiselle Cassandre au numéro 19. En face, la famille Renonchar au 16 et Monsieur René et Madame Josette au 18. Tous ses admirables voisins ! Mélange d’hypocrisie hautaine, de courbettes obligées, de perfidie occultée et d’amabilité démonstratrice.
Tous les matins, en partant travailler, on se donnait un bonjour qui sonnait faux, avec un sourire qui était tout aussi hypocrite. Pour conjurer la bonne foi… Car, l’après-midi déjà, Charles Froment recevait un PV de Monsieur Phaléon pour arbre mal taillé, apercevait les gamins Renonchar en train de démolir ses hortensias dans le fond de sa parcelle et courait au jardin pour dépendre le linge en humant un fumet délicieux d’herbe mouillée concocté par ce cher Monsieur René. En conséquence de quoi, chaque jour, Charles Froment se demandait avec un air amusé, comment il se faisait que les emmerdeurs ne respectaient même pas les zones protégées. Au fil des années, il s’était mis à tout relativiser, jugeant que c’était sa seule porte de sortie.
Jusqu’au jour où, sans réaliser ce qui lui arrivait, il relativisa tellement qu’il fut prié de prendre la porte. A ce moment-là, il n’eut plus tellement envie de faire de l’esprit. Il souhaita juste qu’on lui fichât la paix. Mais c’était sans doute trop leur demander. Les nuisibles avaient une réputation à honorer, jusqu’au bout. Donc, quand Charles fut jeté par Élise avec son gros sac de sport et son chat sur le trottoir, ils furent fidèles au poste. Au 15, Monsieur René et Madame Josette firent mine de regarder le jeu débilitant de dix-huit heures sur la chaine privée, mais dans le miroir, ils ne perdirent rien de la scène bien plus passionnante qui se jouait en face. Mademoiselle Cassandre, quant à elle, jugea que c’était le bon moment pour arroser ses géraniums. Et de s’exclamer d’un ton faussement compatissant, en voyant Charles tout penaud sur son trottoir :
  • Mais, m’sieur Froment, qu’est-ce qui vous arrive ? Z’avez l’air bien triste, je vous offre un verre ?
  • Non, merci. C’est gentil, mais ça ira…
Cassandre, elle avait la réputation – à raison sans doute – d’être une fille facile. Certains la surnommaient même « La charognarde ». Elle les ramassait lorsqu’ils étaient presque morts, et en tirait ce qu’elle voulait. C’est comme ça qu’elle se l’était payée, sa petite maison à la campagne. Sinon comment ? Elle ne travaillait pas. Mais, elle ne l’aurait pas lui, Charles Froment. Même fauché, il valait bien mieux que cela.
Alors il avait pris Pépère dans ses bras, son sac de sport sur l’épaule et s’était mis à marcher. Il ne savait pas où aller, mais ça lui faisait du bien de marcher. Ensuite, il avait aperçu les deux gamins Renonchar à la fenêtre de leur maison, lui faisant des grimaces. Il avait essayé de les ignorer, mais bientôt les parents s’étaient approchés, les laissant faire et le regardant avec mépris. Ce mépris abject qui caractérise les gens qui pensent que ce genre d’histoire ne leur arrivera jamais. L’ancien chef d’orchestre avait tourné le dos à ce public malveillant, les maudissant secrètement et les accablant des pires maladies que la médecine eût connu.
Enfin, comme si son calvaire n’avait pas déjà été assez grand, il se mit à pleuvoir avec tant de force qu’on aurait dit que le ciel allait se détacher de la croute terrestre. Et, lorsqu’une affreuse voiture tunée débarqua en trombe dans la rue en éclaboussant tout sur son passage, Charles Froment ne put que constater que son dernier voisin - Maxime Phaléon - n’avait pas manqué à l’appel. Charles et Pépère, trempés jusqu’aux os, décidèrent ce jour-là que la Wallonie n’offrait pas spécialement sa chaleur de vivre, comme ils le disaient dans la pub.

Onze heures. Derrière les gens qui se massent autour de lui et essaient de l’entrainer, Dubus réaperçoit enfin Caporal Casse-Pompon. Comme celui-ci fait mine de l’attendre, Dubus se hâte. Depuis quelques minutes, le regard perçant de son matou ne le quitte plus. C’est à peine s’il réalise qu’il est en train de marcher d’un pas pressé dans les rues de Bruxelles, tant cette image l’obsède. Enfin, le clochard parvient à la hauteur de son acolyte, qui ne lui laisse pas le temps de souffler. Les réminiscences des missions secrètes de l’armée le font courir, le vieux Caporal ! En affichant un air mystérieux, il entraine Dubus dans une ruelle qui sent l’urine et la viande avariée. Soudain, il s’arrête brusquement devant une façade délabrée. Celle-ci a pour seule ouverture un porche donnant sur une cour intérieure pavée. En son centre, Dubus aperçoit trois chats, mais ne reconnait pas le sien. Il s’est bien foutu de sa gueule, le caporal ! Dubus se retourne vivement pour lui flanquer une raclée, mais l’homme a déjà disparu. Ce n’est même pas la peine d’essayer de le rattraper, il est sûrement loin maintenant. Pompon, il connait ces rues comme sa poche. Alors Dubus reste là, au milieu de la ruelle, avec un air à la fois ahuri et paumé. Et de fait, il ne sait plus que faire. Putain de chat ! Dire qu’il a vendu ses derniers biens pour lui… C’est une partie de son âme qui part en fumée. Il s’est bien fait entuber, une fois de plus.
Mais, alors que Dubus s’apprête à partir, il entend des miaulements familiers dans son dos. Il se retourne, s’avance sous le porche, glisse sur les pavés, se rattrape de justesse puis se fige soudain. Derrière lui, les murs ont parlé, avec une voix très grave, rocailleuse. Dubus n’a pas compris le message, mais il ne demandera pas aux murs de répéter : la surprise de cette voix lugubre dans cet espace vide a suffi à lui retourner les entrailles. Il est blanc comme un mort, notre Dubus ! Il tremble de partout en ramassant son chapeau qui a sursauté en même temps que son cœur. Enfin, en se relevant, il l’aperçoit. « Il » c'est un vieillard, assis sur la première marche d’un escalier délabré, tapi dans l’ombre. Il tient une canne dans une main et un sinistre bâton dans l’autre. Tout en maintenant son regard sévère et pesant sur Dubus, qui n’ose même plus respirer, l’inconnu malmène un cure-dent en grognant des galimatias. Puis, jugeant que ce silence terrorisant a assez duré pour produire son effet, le vieux réitère son avertissement, entre deux mastications :
  • Pas op, buitenlander ! Hier is het het gebied van de katten. Nadert je niet, jij heeft het recht niet om in te grijpen ! Het zijn de katten en niet de mensen die de wet doen !
Du flamand, manquait plus que ça ! Dubus n’a jamais voulu aller plus loin dans son apprentissage que « ja » et « nee », « oui » et « non » ! Donc ici, il n’a pas pigé grand-chose, sinon qu’il est considéré comme un étranger et que ça a quelque chose à voir avec les chats, vu la répétition du mot « katten ». Pourtant, à cause du ton, du regard teigneux et des gestes du vieux, Dubus se dit qu’il vaut mieux ne pas s’en mêler. De toute façon, il n’a pas envie de s’éterniser ici. Cet endroit pue la mort. Mais, tandis qu’il se dit cela, il aperçoit Pépère, son Pépère, au milieu de la cour, encerclé par les trois matous de tout à l’heure. C’est son chat qui a produit ces cris de bébé en danger qui ont fait sursauter Dubus. Oubliant le vieux, ses menaces et sa peur, le sans-abri plonge au milieu de la cour pour voler au secours du seul être vivant qui ait jamais compté pour lui. Et « voler » est le terme exact : avant même d’atteindre la cour, Dubus fait un vol plané et se retrouve le nez plaqué au sol ! Le vieux veillait ! Il n’attendait que la réaction de Dubus pour lui balancer son bâton dans les mollets et freiner sa course. Et il a de la force le bougre, malgré son âge… Il assène un coup de canne sur la cabosse meurtrie de Dubus qui s’écroule aussitôt. Puis il l’entraine à l’écart, en maugréant dans un patois flamand des injures incompréhensibles.

Midi. C’est sa tête, plutôt que son estomac - pourtant bien vide - qui pousse Dubus à refaire surface. Il ne réalise pas tout de suite où il se trouve, mais son crâne douloureux et le regard lugubre du vieux qui ne le lâche pas le lui rappellent bien vite. Dubus se redresse, essaie de se lever, mais le vieux l’en empêche avec son bâton. Contrarié, le clochard se rassied. C’est qu’il voudrait récupérer son chat. Comme s’il n’avait que ça à faire ! En attendant, son abribus et ses petites affaires sont sans surveillance et il redoute que Casse-Pompon ne s’en soit déjà emparé. Et si ce n’est lui, ce seront les manifestants qu’il entend au loin remonter vers le Palais Royal. Traversé par cette crainte d’être dépouillé, le clochard tente un ultime assaut pour récupérer son chat. C’est peine perdue : le vieux le menace de nouveau avec son bâton. Puis, pour rappeler sa supériorité, il hurle en un français hésitant :
  • Regarder ! Pas toucher ! (Il désigne alors du doigt les trois sales biesses qui tournent autour de Pépère) Eux ont un problème à réussir.
« Réussir », pour « résoudre », ça le fait marrer Dubus. Mais il se ravise aussitôt, pas tant à cause du regard toujours teigneux du vieux, mais parce qu’il est honteux. Il se croit supérieur au tas d’os qui le maintient sous son joug, pourtant, il n’a jamais pu aligner plus de trois mots cohérents en néerlandais. Alors il se fait tout petit et observe puisque, selon son persécuteur, c’est ce qu’il a de mieux à faire.
Chacun à leur tour, les chats du vieux flamand tournent autour de Pépère. Lentement, comme pour mieux le menacer. En tête, il y a un gros matou noir, avec des yeux jaune vif féroces. A côté de Dubus, le vieillard se réveille :
  • Walenbuiten, son nom !
Dubus sourit : aussi ignare qu’il puisse être en flamand, « Walen buiten » - littéralement « les Wallons dehors » - il connait. C’était le cri de ralliement des séparatistes flamands quand, en 1968, ils décidèrent d’expulser les francophones de l’Université Catholique de Louvain. Quel nom pour un chat ! Si ça se voulait porteur de sens, se dit Dubus, c’est raté ! C’est tout juste ridicule.
Mais le vieux flamingant n’a pas l’air d’accord. Il répond au sourire amusé de Dubus par un ricanement cynique… Puis, il continue son énumération : derrière Walenbuiten, il y a Bart, au pelage rayé noir et gris, comme Pépère. À cette différence près qu’à côté de lui, Pépère parait anorexique. Collé aux basques de Bart, le vieux présente ensuite Pieter, un chat roux assez fin, au regard vicieux. Et, alors que Dubus croit que l’armée flamande est au complet – trois contre un, ce n’est déjà pas si mal –, il voit débarquer deux autres félins, noirs également, dont un avec une tache blanche carrée, placée juste sous son museau. Et le vieux à côté de lui de s’exclamer avec frénésie en désignant les nouveaux arrivés :
  • Aah… Mussolini, Mussolini en Hitler !
Dubus en reste pantois. Il ne comprend pas comment on peut être aussi tordu. Donner des noms de tarés à des chats ! Mais le SDF n’a pas le temps de refaire le monde : le combat a commencé. Dubus est sans dessus dessous : s’il a appelé son chat Pépère, c’est justement parce qu’il est du genre à ne pas chercher les embrouilles. Ces extrémistes ne vont en faire qu’une seule bouchée ! Pourtant, tandis qu’il sous-estime son compagnon d’infortune, Dubus l’observe avec surprise mettre à terre Bart, le premier matou qui l’avait attaqué. Reprenant du poil de la bête, Dubus ricane :
  • Ça mon gros, ça ne fait jamais du bien de faire si peu d’exercice !
Puis, pris dans le jeu de cette néo-joute gréco-romaine, le clochard se lève de sa tribune et crie, à l’attention de son chat :
  • Vas-y Pépère, mets-leur la pâtée ! Autrefois, César a dit « de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves ! ». Et bien, crois-moi, mon chat, c’est de toi qu’il parlait, pas de ces rebuts surentrainés ! César, il parlait le latin, pas le proto-germanique ! Le sang de la victoire coule dans tes veines…
Et, pendant que Dubus vocifère, le vieux flamingant aussi se lève et crie à son tour des encouragements à son armée dans son patois flamand. Brandissant sa canne et son bâton, la Flandre s’agite, s’emporte, s’embrase même, si l’on en juge à la couleur de sa peau. Et peu importe que le combat soit déloyal.
Obéissants, les matous répondent aux acclamations de leurs maitres de la plus triste manière : des miaulements aigus traversent un nuage de poils arrachés, bientôt Pieter se retrouve avec un moignon de queue, ne sachant même plus si c’est l’ennemi ou son propre clan qui la lui a sectionnée.
Puis, soudain, tout bascule. La Flandre s’écroule inanimée aux pieds de Dubus. Celui-ci la secoue, lui hurle que c’est indécent de quitter la bataille avant la fin, qu’il n’en n’a pas encore fini avec elle… Rien n’y fait : sans doute inhabitué de tels emportements, le vieux s’avoue vaincu. Ça lui fait une belle jambe à Dubus, de se retrouver avec un mort ! Puis il pense que, de toute façon, ce type est comme lui, sans importance. On ne le connait pas ; on ne le cherchera sans doute pas. Et ce n’est pas Casse-Pompon qui va le dénoncer, il sera bien trop content de garder l’abribus. Un abribus contre une cour, ça lui parait correct comme échange.
Dubus médite de longues minutes en pensant à sa nouvelle vie. Puis, il se souvient du chat. Il jette un œil dans la cour et constate avec surprise que Pépère s’y trouve toujours, s’appliquant consciencieusement à sa toilette, comme si rien ne s’était passé. On lui décèle à peine quelques poils hirsutes et une légère griffe à l’oreille. Pourtant, à quelques mètres de lui, Walenbuiten vit ses derniers moments, la gueule béante, terrassé. Les autres matous ont filé, sans demander leur reste.
Dubus s’approche de Pépère, s’assied à même le sol et le prend sur ses genoux. Le chat se laisse faire, en ronronnant de plaisir. Le clochard se surprend alors à fredonner la brabançonne, l’hymne national. C’est sans doute parce qu’il l’a entendu ce matin dans la foule. Mais ça l’étonne quand même, parce qu’il n’a jamais aimé cette chanson.
Tout en caressant avec application son chat, Dubus pousse un soupir de soulagement. Il se dit que rien n’a changé. Sinon son domicile. Mais après tout, qu’importe ! Ne l’appelle-t-on pas à juste titre un « sans domicile fixe » ? Il n’a jamais voulu être une exception…

Dix-sept heures. Sa majesté Dubus est toujours assise au milieu de la cour, en conquérant vainqueur. L’homme caresse son chat en zappant volontairement le cadavre du vieux flamingant qui git près de l’escalier et les cris des manifestants, au loin, qui s’estompent. Le SDF est seul, si ce n’est son chat, et se réconforte en se répétant que rien n’a changé. De fait : il est toujours lui, avec son ventre qui grince et ses doigts gelés. Et pourtant…

Charles Froment caresse avec délicatesse son chat installé confortablement sur ses genoux. Dans cette position, il ne voit pas que le regard de Pépère n’est plus le même. Ses yeux, si doux auparavant, sont devenus féroces. De grands yeux jaune vif féroces.